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LIRE, LIVRE, POESIE

Notre atelier du SOIR du 7 février 2025, en trois temps

Avec le « Droit dans les yeux » de Susie Morgenstern
Avec Le livre, c’est… par 124 autrices et auteurs, illustré par Jack Koch, Fleuve éditions.
Avec Poésie, Art de l’insurrection, Lawrence Ferlinghetti, Maëlström éditions

Je lis pour m’aérer, quand il fait chaud, en tournant les pages d’un livre avec vivacité. Ce doit
faire le bruit – et l’effet – d’un petit ventilateur. Parfois, le moteur s’enraye et se bloque sur une
page. C’est la pétole. Alors je m’en sers comme d’un éventail.

Ça, c’était avant. Avant que mon regard, se posant sur la vallée de papier qui venait de se
creuser, ne soit attiré par les taches qui mouchetaient ses flancs en lignes parallèles. Je reconnu
alors les lettres de l’alphabet, en désordre, groupées en tortillons d’inégale longueur. Ah, oui ! Ces
courbes minuscules qui dansent en silence à l’ombre des cahiers, ce sont des lettres, ces lettres qui
font des mots, ces mots qui font des phrases, ces phrases qui vous accablent d’un drame ou vous
font vous pâmer pour une amourette inflammable… C’était donc ça, lire.

Mais ce jour-là, au midi d’une canicule aux persiennes fermées, une goutte de sueur échappée
de mon front s’écrasa sur la page, pile sur un petit mot sans prétention – ni accent, ni majuscule,
ni i grec, ni x, ni z, ni origine exotique ou savante… – : « neige ». Mais ce modeste assemblage de
trois voyelles et deux consonnes me fit alors apercevoir la découpe des cimes et la rondeur des
pentes d’une montagne de crème fouettée et dans un éblouissement je me souvins d’un air si pur
qu’il coulait dans ma poitrine comme un nectar glacé… Poursuivant ma lecture, j’épongeai mon
front moite d’un revers de la main, et après avoir tourné quelques pages je me pris à frissonner…
un flocon étoilé s’était-il posé sur ma joue ? J’avais soudain froid dans cette pièce cuite au soleil
d’un été surchauffé, et un blizzard d’encre me transit jusqu’à l’os, me jetant nu et grelottant au
milieu de la blancheur des pages.

Depuis, je lis pour me rafraîchir les idées, m’aérer les méninges et me chauffer le cœur.

Un soir, je vis un escargot s’aventurer sur les pages de l’ouvrage que j’avais laissé choir en
m’assoupissant. Savait-il, ce mollusque, qu’il promenait son estomac et tout son fourbi sur des
traces autrement plus nobles que ses mucosités luisantes ?

Dans un cerveau dont il ne reste aujourd’hui pas même un grain de poussière, des cellules
laborieuses s’échangeaient jadis des bouffées de GABA, des soupirs de dopamine, des
chuchotements de sérotonine transmutées dans un crépitement électrique qui faisait s’agiter,
comme les fils insufflent la vie à une marionnette, les doigts noueux d’un poète griffonnant sur sa
page.

Loin de là dans le temps et l’espace, au profond d’une forêt piquée de fûts centenaires, la
sève biberonnait en longues pulsations le liber des vieux chênes. Un jour, des bucherons hirsutes
les écorcheraient et confieraient leurs dépouilles aux coups de maillets des moulins chevauchant
les rivières. Plus loin et plus tard encore, on arracherait les pigments aux roches et concocterait
une encre plus noire que l’effroi d’une pieuvre au fond de l’océan. Et ailleurs, un autre jour, dans
l’antre bruyante et méphitique d’une imprimerie, le jus de cerveau d’un écrivain, la soie virginale
d’un vieil arbre et le sang de la terre seraient unis pour enfanter un livre dans une matrice
mécanique.

Un livre : des humeurs cérébrales noircissant goutte à goutte des feuillets de cellulose. La
rencontre éternelle d’un humain et d’un arbre au cours d’une nuit d’encre.

« Jette les poèmes aux cabinets et maudis les mots dits.
Étripe la colombe et farcis-la de glaires.
Grave au stylet les sonnets forestiers d’un Thoreau sur la peau des banquiers.
Arrache aux livres des nantis les pages où se pavanent les mots des technocrates et enfonceles
bien profond dans leur gueule.
Vole tous les premiers romans d’amour dans les bibliothèques et fais-t’en un oreiller, une
couette, un matelas… »

Véhel